Le livre Sous nos regards, récits de la violence pornographique, qui paraît ce vendredi aux éditions du Seuil, donne voix à seize femmes ayant porté plainte dans des affaires emblématiques du milieu pornographique en France. Écrit par quinze autrices, l’ouvrage retrace « leurs vies broyées, leurs vies têtues », dans un geste littéraire à la fois politique et humain.
Les bénéfices du livre seront reversés à la Fondation des femmes. Car ce projet collectif est né d’un refus : celui de laisser ces femmes « enfermées à perpétuité dans l’image de leurs corps violés. »
Hélène Devynck, à l’origine de l’initiative avec Adélaïde Bon, le résume ainsi : « Elles ont été victimes d’une surexposition sur Internet, d’un porno où on ne cherche pas à jouir ensemble, mais où la jouissance vient de la destruction de la femme. Nous voulions leur offrir, avec la littérature, un reflet où elles se voient belles. »
« French Bukkake » et « Jacquie et Michel » : deux affaires en cours
Le livre est ancré dans l’actualité judiciaire. Dans l’affaire « French Bukkake », seize hommes — présumés innocents — doivent être jugés pour viols en réunion ou trafic d’êtres humains. Du côté du site « Jacquie et Michel », les enquêtes se poursuivent. Des dizaines de femmes se sont constituées parties civiles dans ces dossiers qui ont fait voler en éclats le mythe d’un porno « amateur » et « décomplexé ».
« La violence des hommes est un marteau-piqueur qui s’acharne sans relâche sur le corps de Loubna »
Loubna est l’une de ces femmes. Son prénom, comme ceux des autres plaignantes, a été modifié. Loubna se « défonce » depuis que son compagnon la prostitue. Un jour, il lui parle d’un « nouveau plan ». Elle est emmenée sur un lieu de tournage. Elle est encore « défoncée ». Elle parle trop. Elle donne, sans le vouloir, le prénom de sa fille au caméraman. En bas, au sous-sol, « deux hommes là pour leur plaisir ».
« Parfois, elle arrive à parler. Elle dit qu’elle ne veut pas d’anal. Elle répète, elle hurle, elle se débat », écrit la journaliste Alice Géraud, qui a mis en mots son calvaire. « La violence des hommes est un marteau-piqueur qui s’acharne sans relâche sur le corps de Loubna. »
Puis vient la cruauté supplémentaire. Loubna découvre que le nom de la vidéo, choisi par les réalisateurs, est… « le prénom de ma fille ».
« Pourquoi on n’aurait pas le droit d’aller bien ? »
Pauline, une autre plaignante, prend la parole à la Maison des Métallos à Paris, lors d’une lecture publique du livre. Debout au micro, celle qui a tenté de mettre fin à ses jours, se tient droite, digne : « Je me suis sentie fière. Pourquoi on n’aurait pas le droit d’aller bien ? »
Toutes racontent ce qu’il y a eu après : les menaces, le harcèlement en ligne, dans la rue, devant chez elles. Une d’entre elles confie avoir déménagé dix-huit fois en douze ans.
La soumission des femmes dans le porno
La metteuse en scène Lorraine de Sagazan a porté à la scène ces récits de violences pour une lecture d’une heure et vingt minutes. Dans la salle, l’émotion est brute. Le public scande : « Justice ! ». L’écoute est totale. La solidarité palpable entre les femmes, les âges, les parcours.
Agathe Charnet, l’une des autrices, devait écrire le récit d’une plaignante de sa génération. « Petites filles d’Internet » des années 2000, elles ont vu les mêmes images :
« Corps de gamines (…) se faisant retourner comme des crêpes par des hommes sans visages aux bites mastoïdes qui les traitaient sans interruption de « petites putes », « belles salopes » et de « sales chiennes. »
Elle poursuit : « Et au lieu de leur filer une mandale en pleine poire, les filles aux seins sublimes et au ventre nullipare se contentaient de placer judicieusement en levrette leurs fesses savamment bombées en hurlant que « oui, oui, oui. » Ce regard lucide sur la pornographie a forgé chez elle une « confusion intrinsèque de l’amour romantique et de la soumission ».
Le droit de dire non
Finalement, Agathe Charnet n’a pas écrit le témoignage prévu. « Si elle soutient pleinement la raison d’être de ce livre, M. a émis le souhait de ne pas finalement être dite ici. » Et c’est ainsi que le livre Sous nos regards devient aussi « l’histoire d’un non. Un non qui, pour une fois dans la vie de M., aura été respecté. »
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