Docteur en histoire, Sorbonne Université, By The Conversation.
Dix ans après la publication du livre-enquête La Guerre invisible des journalistes Leila Minano et Julia Pascual, qui avait soulevé la question des violences faites aux femmes dans l’armée française, un article du journal Le Monde, publié le 20 mars dernier, révèle à nouveau une affaire d’agressions sexuelles dans la Marine.
Que s’est-il donc passé depuis 10 ans alors que certains évoquent un possible #Meetoo des armées ? Jetons un regard d’historien en prenant l’exemple de la Gendarmerie nationale, observatoire d’autant plus intéressant que cette force de l’ordre au statut militaire est chargée de faire respecter la loi.
Une féminisation lente et tardive
Rappelons tout d’abord que la féminisation dans l’armée française, et dans la Gendarmerie en particulier, est un phénomène récent.
Certes, l’histoire institutionnelle voit dans la figure révolutionnaire de Marie Charpentier, seule femme décorée de la médaille des Vainqueurs de la Bastille pour avoir participé à la prise de la Bastille et première femme à entrer dans la Gendarmerie en 1794, une pionnière, mais la réalité de la présence des femmes dans les casernes reste pendant très longtemps celle de l’épouse du gendarme cantonnée au foyer et aux travaux ménagers.
Fruit du choix politique de Charles Hernu, ministre de la Défense de 1981 à 1985, dans un contexte de difficultés de recrutement et d’évolution sociétale, la féminisation de la gendarmerie à proprement parler se concrétise par deux décrets statutaires en 1983 et ne s’achève qu’en 2016, date à laquelle les femmes ont désormais accès aux mêmes unités que leurs camarades masculins.
Le processus, tardif et lent, s’est heurté à de nombreuses réticences internes, notamment de la part de gendarmes qui considéraient que les femmes n’avaient pas leur place sur le terrain.
Comment aurait-il pu en être autrement dans un milieu militaire empreint de culte de la virilité qui charrie son lot de clichés, où l’identité virile s’oppose à une fragilité forcément féminine. Une mauvaise appréhension de l’encadrement hiérarchique a pu également être un vecteur d’aggravation du phénomène des violences sexistes, comme a pu le montrer l’exemple des lycées militaires qui ont vu certains élèves faire preuve de sexisme, de sectarisme et de misogynie.
Vers une acceptation globale de la présence des femmes
En 1995, un article de la revue de la Gendarmerie nationale dresse un premier bilan de cette féminisation.
Son autrice, la capitaine Isabelle Guion de Méritens, qui deviendra, en 2013, la première femme générale de Gendarmerie, évoque alors les difficultés rencontrées par les premières gendarmes, confrontées au rejet ou au paternalisme de leurs camarades masculins, même si aucune ne regrette leur engagement. « J’avais l’impression d’être là pour faire le café et les tâches ménagères » confie à l’époque une gendarme au cours de l’enquête.
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Pour autant, du côté de l’institution on montre que la présence des femmes dans les rangs est définitivement admise et des dispositifs sont mis en place afin de lutter contre les comportements sexistes.
Des mesures contre la stigmatisation et les violences faites aux femmes
La prise en compte des agressions, harcèlements et stigmatisations auxquels peuvent faire face les personnels féminins s’est cantonnée dans un premier temps au strict respect des règles militaires de déontologie et à celles de la discipline, entre rappels à l’ordre et sanctions. Elles n’ont fait l’objet d’un traitement particulier que tardivement.
Une première étape est franchie avec la nomination, en 2012, d’une référente nationale égalité professionnelle et diversité, placée auprès du directeur des personnels.
Mais c’est bien en 2014, à la suite de l’enquête lancée par le ministère de la Défense après la publication de l’ouvrage des journalistes Leila Minano et Julia Pascual, que la Gendarmerie élabore son premier plan d’action en la matière.
Celui-ci s’accompagne de la création d’une plate-forme de signalement, « StopDiscri », afin de permettre aux victimes ou aux témoins d’envoyer un signalement à l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN), garante du respect de la déontologie.
Ces premiers outils de lutte contre les discriminations et le harcèlement sont complétés par la mise en place d’un réseau de coordonnateurs et de référents égalité professionnelle et diversité (CED et RED), à partir de 2016, l’élaboration d’un second plan d’action triennal, en 2021, et la création d’un observatoire pour l’égalité et contre les discriminations en 2023.
Vers une libération de la parole et de l’écoute ?
En dépit de cette politique volontariste, le rapport 2022 de l’IGGN révèle que sur les 231 enquêtes administratives internes menées, les affaires de harcèlement sexuel et de discriminations représentent 15,6 % du total des enquêtes.
La plate-forme de signalement « StopDiscri », quant à elle, voit les signalements augmenter depuis 2019 pour atteindre le nombre de 256 en 2022, même si tous ne sont pas avérés.
Néanmoins, les chiffres révélés par le rapport de l’IGGN permettent de montrer que la politique mise en œuvre par la gendarmerie contribue à une plus grande libération de la parole des victimes, ce qui est essentiel pour permettre un accompagnement adapté et pour sanctionner les auteurs. Le rapport souligne ainsi l’augmentation du nombre de sanctions disciplinaires pouvant aller jusqu’à la radiation des cadres.
François Dieu, sociologue spécialiste de la gendarmerie, a souligné récemment que « la présence de la femme sous l’uniforme de gendarme se heurte encore aujourd’hui à un certain nombre d’obstacles et de résistances, de réticences et de préjugés ». Toutefois, consciente de cet état de fait, la gendarmerie entend démontrer sa volonté de répondre fermement et sans concession au moindre manquement à l’égard de ses personnels féminins. La publication du rapport annuel de l’IGGN, la nomination d’un magistrat à sa tête, sont autant d’illustrations des velléités de transparence de l’institution sur ce sujet comme sur d’autres.
Cela ne signifie pas que la politique d’égalité et de diversité de la gendarmerie est achevée, loin de là. Mais la tentation d’une stigmatisation des armées présente le risque d’oublier que les violences faites aux femmes sont avant tout un fait de société qu’il faut impérativement traiter dans sa globalité.
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