Professeur de sociologie, UMR Centre Emile-Durkheim, Université de Bordeaux.
Comment des personnes peuvent transformer des relations intimes supposées fondées sur les sentiments, l’égalité et la confiance en un enfer relationnel fait de violences ? Nous avons a priori du mal à le comprendre. En France, les auteurs de violence contre partenaire intime ont longtemps été l’angle mort des connaissances scientifiques et des politiques publiques. On peut l’expliquer par la conjonction d’une priorité légitimement donnée aux victimes, aux difficultés de leur prise en charge et à une pratique judiciaire longtemps essentiellement punitive.
Un point d’inflexion est apparu lors du « Grenelle contre les violences conjugales » de 2019 et notre équipe interdisciplinaire (sociologie, démographie, droit) a alors souhaité combler cet angle mort concernant les auteurs de « violence contre partenaire intime » – selon l’appellation internationale évitant une réduction au stéréotype de la « femme battue ». Nous avons mené une recherche empirique entre 2020 et 2023.
S’intéresser aux « profils » psychosociaux des auteurs pouvait sembler la piste la plus évidente. Or notre analyse sociodémographique ne permet pas de penser qu’il existe des « profils types » qui sépareraient, par leur milieu social ou leur traits psychopathologiques, les « hommes violents » des autres hommes. Cette approche réductrice par des profils qui seraient spécifiques aux « hommes violents » est d’ailleurs le principal syllogisme des auteurs pris en charge judiciairement : ils ne ressemblent pas à ces « monstres », donc ils ne sont pas vraiment violents, donc ce sont eux qui sont les victimes à la fois des femmes et de la justice.
Des logiques d’action plus que des profils
Les auteurs de violence ne relèvent pas de troubles psychiatriques avérés et se trouvent dans tous les milieux. Seules les violences les plus graves sont marquées socialement avec une surreprésentation des hommes pas ou peu diplômés, actifs sans emploi et issus des milieux les plus précarisés. Il apparait que l’unique dénominateur commun qui regroupe la quasi-totalité des auteurs de violences graves est la masculinité.
En effet, en France, parmi les personnes vivant en couple, les trois quarts environ ne considèrent pas leur partenaire comme auteur de violence. 20 % des personnes déclarent des violences perçues comme « peu grave » et dites « psychologiques ». Parmi celles-ci, on trouve à parts égales des hommes et des femmes. Mais pour les 3 % de personnes restantes identifiées comme ayant commis les violences considérées comme les plus graves (harcèlement, emprise, violence physique), les auteurs sont quasi exclusivement masculin.
En 2022, sur 198 000 personnes mises en cause pour violence sur conjoint ou ex, 87 % sont des hommes, et sur 145 personnes tuées par conjoint ou ex, 82 % (118) sont des femmes. C’est pourquoi nous avons considéré que la dimension genrée de ces violences était fondamentale et qu’il fallait y chercher moins des « profils » d’auteurs que les ressorts de « logiques d’action » en lien avec les masculinités contemporaines.
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4 ressorts d’action menant à des violences
Nos matériaux empiriques (167 dossiers sociojudiciaires, 72 dossiers d’alternatives aux poursuites, 22 entretiens avec des auteurs) montrent que la notion de « violence contre partenaire intime » recouvre de façon répétitive quatre types de conduite.
Tout d’abord des violences « anomiques », c’est-à-dire liées à une perte de contrôle de soi, notamment sous l’emprise de l’alcool, de la colère ou d’une contrariété. À l’inverse, on observe des violences « oppressives », qui sont des violences organisées et méthodiques.
Sur un autre registre, on observe des violences « relationnelles » qui structurent la relation, et souvent depuis le début. À l’inverse, on observe des violences « conjoncturelles », qui n’ont pas nécessairement de précédents, mais qui sont déclenchées par un évènement chargé de tensions et de stress. Si on combine ces quatre types de violence, on obtient quatre logiques d’action toutes typiques des conduites masculines.
Ces violences ont une spécificité contemporaine, liée au contexte égalitaire : auparavant, elles auraient été l’expression d’une masculinité hégémonique (considérée alors comme légitime, « normale »). Aujourd’hui, elles sont l’expression de masculinités déviantes (qui appelle la sanction plutôt que la reconnaissance). Le contexte a changé, le comportement n’est plus acceptable socialement, mais, pour agir en situation relationnelle compliquée, ces hommes mobilisent malgré tout une ressource déviante qu’est la violence. Cette réaction est typique de socialisations masculines dotées d’un « égocentrisme légitime » équipé pour mener des actions mais déficient en compétences relationnelles, émotionnelles et réflexives, des compétences qui sont au contraire réservées à « l’altruisme obligatoire » par lequel les filles sont socialisées et qui les rend aptes au care mais socialement et subjectivement intranquilisée.
La violence habituelle
Une première logique d’action est à la fois anomique (liée à la perte de contrôle de soi) et relationnelle. On peut alors parler de « violence habituelle ». On la trouve le plus souvent au sein des milieux les plus socialement précarisés et exposés en général à une vie sociale violente. Elle apparaît également au sein des classes moyennes lorsque les contrariétés inhérentes aux relations intimes ou conjugales explosent régulièrement en scènes violentes.
La perte de contrôle de soi
Une deuxième logique d’action est à la fois anomique (liée à la perte de contrôle de soi) et conjoncturelle. Il s’agit d’une « perte de contrôle de soi » qui est provoquée par un évènement inhabituel producteur de tensions émotionnelles et de stress : pour mettre fin à une situation de tension qu’ils ne savent pas affronter autrement, certains hommes puisent alors dans la violence. Cette violence est souvent isolée, reconnue et regrettée et n’est pas nécessairement liée à une relation violente.
L’emprise
Une troisième logique d’action est à la fois méthodique et relationnelle. Elle correspond à la notion classique « d’emprise », sans doute la plus chargée d’héritage patriarcal. C’est le cas lorsque des hommes attendent de leur partenaire qu’elle corresponde aux stéréotypes de genre d’une féminité docile, disponible, en attente, c’est-à-dire au service de leur masculinité égocentrique. Bien évidemment, ces attentes sont toujours sujettes à être contrariées. C’est cet « égocentrisme contrarié » qui active des conduites violentes (psychologiques, économiques, voire physiques).
La reprise de contrôle sur autrui
Enfin, la quatrième logique d’action est la fois méthodique et conjoncturelle. Il s’agit d’une « reprise de contrôle sur autrui ». Elle est le plus souvent déclenchée par une rupture non désirée qui touche les ressorts d’un « narcissisme blessé » propre aux masculinités qui identifie leur être à travers une image de soi masculine dont la rigidité identitaire, et donc la vulnérabilité, est révélée par la rupture. Sans qu’il y ait nécessairement eu de violence auparavant, elle conduit à une tentative de « reprise de contrôle sur autrui » via des actions de harcèlement pouvant aller, de par leur caractère obsessionnel et inextinguible, jusqu’au féminicide (comme l’illustre bien le film « Jusqu’à la garde »).
Vers des prises en charge plus complètes ?
En conclusion, cette recherche montre qu’il n’existe pas de « profil » social ou psychique d’auteurs de violence contre partenaire intime, mais qu’elle est l’expression de ressorts et de logiques d’action propres à deux principales causes.
D’une part, des violences les plus graves associées à la violence de la précarité sociale et de ses modes de vie dégradés.
De l’autre, une violence masculine qui ne s’explique plus par l’exercice d’une domination patriarcale soutenue par les institutions, mais à l’inverse par un moment historique de tension entre des normes devenues égalitaristes et des masculinités héritières d’une socialisation différentielle, qui ne disposent pas des compétences relationnelles et subjectives rendues nécessaires par cette nouvelle donne. Cette violence masculine témoigne donc paradoxalement d’une fragilité, d’une vulnérabilité.
Ces résultats plaident, pour des prises en charge des auteurs à la fois plus précises (en fonction de la diversité des logiques d’action mobilisées, au-delà de la seule figure de l’emprise), plus globales (notamment pour les auteurs issus des milieux sociaux précarisés) et enfin plus réflexives.
En effet, l’approche juridique française des violences ne prend pas assez en compte les spécificité liées au genre. Cela vient de ce que le droit a été depuis l’antiquité romaine totalement défini par les normes patriarcales : la préservation des intérêts du mari était primordiale, la violence maritale étant alors considérée comme un des moyens d’exercer cette prédominance.
A contrario, depuis la dernière partie du XXe siècle les normes égalitaires ont remplacé les normes patriarcales. Mais en France, cela s’est effectué en occultant la réalité de l’héritage patriarcal, à la différence de pays l’Espagne ou la Suède qui prennent en compte la dimension genrée de ces violences. Le droit français reste ainsi encore mal équipé pour traiter les violences de genre. Le volontarisme politique affiché de les sanctionner rencontre une double limite : par tradition, le droit pénal protège la présomption d’innocence et le droit civil protège les liens parentaux… au risque d’exposer les victimes tant qu’aucune condamnation n’a été prononcée.
Plus généralement, la part de patriarcalité des masculinités contemporaines rend celles-ci vulnérables à la déviance qu’est la mobilisation de la violence dans les relations intimes. Elle apparaît ainsi comme la matière principale de prévention de la récidive (pour les auteurs) et du passage à l’acte (pour tous les garçons au cours de leur socialisation), dès lors que cette dimension genrée est reconnue par les dispositifs de prise en charge comme essentielle à la compréhension des ressorts de cette violence.
Cet article est basé sur la recherche « Les dimensions genrées des violences contre les partenaires intimes. Comprendre le sens des actes et le sens de la peine pour les auteurs afin de mieux prévenir et réduire ces violences ». Sous la direction d’Eric Macé, professeur de sociologie, il a été co-écrit par une équipe pluridisciplinaire de l’université de Bordeaux : Élisa Baron, maîtresse de conférences en droit privé et sciences criminelles ; Christophe Bergouignan, professeur de démographie ; Emmanuelle Burgaud, maitresse de conférences en histoire du droit et des institutions ; Marine Delaunay, docteure en sociologie ; Thomas Herran, maître de conférences en droit privé et sciences criminelles ; Claire Kersuzan, docteure en démographie ; Marie Lamarche, professeure de droit privé et sciences criminelles ; Nicolas Rebière, maitre de conférences en démographie.
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